L’œuvre de Maurice Fourré est l’une des plus singulières, des plus solitaires qui soient. Après s’être tu pendant quarante ans, il publie en 1950, alors âgé de 73 ans, « La Nuit du Rose-Hôtel ». Voici maintenant « La Marraine du Sel ». Nous allons fêter son 79′ anniversaire le 27 juin prochain.
Si Je fais allusion à cet âge (que dément une exceptionnelle verdeur), ce n’est nullement par goût du pittoresque, mais parce que c’est là une donnée fondamentale pour la compréhension de l’entreprise dont les résultats nous sont ainsi proposés.
Il ne s’agit pas en effet des derniers livres d’un écrivain riche déjà d’une production étalée tout au long de sa vie, mais bien au contraire des premiers et des seuls. Il ne s’agit pas de l’achèvement ou de la culmination d’un ensemble déjà constitué depuis longtemps dans ses parties essentielles, mais de cet ensemble lui-même, évidemment préparé par des années de réflexion, mais de réflexion silencieuse.
L’âge est le sol même sur lequel se sont développées ces étranges plantes, et c’est là ce qui explique le détachement, la, mobilité de l’auteur par rapport à ce qu’il raconte, saisi comme souvenir très ancien, maintes fois remémoré, examiné sous de multiples faces. Ces livres sont un combat contre la vieillesse, remarquablement victorieux pour l’instant.
Obligatoirement l’écrivain jeune est conditionné par ceux des générations précédentes, les anciens qu’il vénère ou rejette mais Maurice Fourré, lui, demande des leçons à des écrivains nés bien après lui ; il s’efforce de s’approprier toutes les nouveautés, toutes les découvertes de ceux qui normalement devraient Être ses successeurs, se donnant ainsi la rare élégance de rivaliser avec des « contemporains » de quarante ou même de cinquante ans plus jeunes que lui.
Il est clair que cette relation avec des maîtres dont il est l’aîné est d’une nature bien particulière. Il se les choisit avec une liberté dont aucun jeune ne peut être capable, et chez lui la vénération se nuance obligatoirement d’une couleur narquoise. Si j’ai vingt ans, je me trouve naturellement par rap port à un écrivain marquant de cinquante dans la position du successeur ; je suis sous l’emprise d’un enseignement que je dois détruire ou prolonger ; mais si j’en ai 75, et si je me fais l’intelligent, l’astucieux disciple du même écrivain, ce qu’il m’apporte trouve sa place dans une personnalité déjà constituée depuis longtemps, et l’inhabituel honneur que je lui fais ainsi renverse en quelque sorte le rapport de nos âges, réfute la liaison courante des générations et du goût.
Les livres de Maurice Fourré, tout charme, sourire, amabilité, rosé dans leur apparence extérieure, présentent pour-tant certaines difficultés d’accès ; ils déroutent le lecteur pressé pour la raison suivante : il ne s’agit pas, au fond, pour l’auteur, de nous raconter une histoire, mais de nous montrer de quelle façon il est capable de la métamorphoser, de la rendre comestible et délectable, de la vaincre. L’ensemble d’événements (une Nuit dans le Rose-Hôtel, quelques jours, le Temps d’une Agonie, dans la Marraine du Sel) qui constitue la charpente d’un du ses livres, il ne nous le livre que peu à peu et à travers quantité de réfractions diverses ; il ne noua en fait pas à proprement parler le récit. Il y a bien de longs passages narratifs : les souvenirs de monsieur Gouverneur dans le Rose-Hôtel, le rêve du narrateur ou les aventures conjugales de Philibert Orgilex dans la Marraine du Sel, mais ils sont toujours consacrés ft des événements extérieurs qui projettent une lumière particulière sur ceux qui forment l’armature de l’ouvrage, jamais directement à ceux-ci.
Choses très bien connues, souvent remémorées, considérées de maintes façons, chacun de leurs détails a donné naissance à une cristallisation spéciale, et il ne nous les donne qu’à travers ces facettes qui les irisent en décomposant leur grisaille. Il est révélateur que l’un de ses adjectifs favoris soit «prismatique».
Il sait toujours qu’il pourrait parler du sujet qu’il traite à tel moment sur un autre ton. Aussi, soudain, il change son angle de vision, modulation qui est en général soulignée par une différence de marge ou de disposition.
L’événement en question, il s’agit de le faire tourner sous le regard, d’en varier les feux, et pour cela il est nécessaire de le rendre autant que possible maniable comme un jouet ou un bijou, d’où l’extraordinaire abondance dans son langage des termes indiquant la petitesse : « menu, minuscule, mignon, etc… » chacun employé avec le plus grand soin dans sa nuance particulière. Il a à cet égard épuisé systématiquement le vocabulaire français.
Les paroles des personnages entre eux sont évidemment entraînées dans cette élaboration stylistique. Ils ont à leur disposition un merveilleux répertoire de sobriquets et de petits noms d’amitié. Dans la Marraine du Sel, le narrateur s’amuse à multiplier les syllabes à l’intérieur des noms propres comme pour les désarticuler, les broyer tendrement et moqueusement.
Ce qui ne se laisse pas manier ainsi, ce qui résiste à ce travail de réduction et de cuisine, reçoit, en opposition à ce monde devenu miniature, tout naturellement le qualificatif d’ « immense », par exemple la Sainte dans la Nuit du Rose-Hôtel : « pensez-vous donc toujours, chère Rose, à l’appréciation célèbre de l’immense mystique espagnole tombant de ses cloîtres sur l’Auberge de notre Vie ? », ou la sorcière dans la Marraine du Sel : «les sueurs immenses de Mariette Allespic ».
Le noyau que Maurice Fourré pare, enrobe, amortit de ses sucreries arachnéennes, nul doute qu’il était à l’origine fort dur, et l’imprudent non prévenu qui, trompé par l’apparence délicieuse, y mordrait de façon trop brutale risquerait fort de s’y casser les dents. La pilule qu’il veut dorer est ce qu’il y a de plus amer : la décrépitude et la mort contre lesquelles tout ceci est lutte et vigilance. Au cœur de la pâtisserie tout entière trempée d’alcool, loge une goutte de l’acide le plus corrosif.
N’est-elle pas singulièrement inquiétante au fond, une fois dégagée de toutes ses fleurs de givre, cette assemblée de charmants vieillards dits ambassadeurs, dans l’hôtel de passe dit le Rose-Hôtel, autour de deux adolescents dont toute la vie, dont tout l’amour se consument en une nuit, en une fugitive flamme épuisante, sous leur curiosité impitoyable, sous leurs regards de basilics attendrissants. Mais la face atroce de cette nuit, il s’agit de l’exorciser en faisant fleurir, briller tous ses angles :
« Un horoscope, sévère et fastueux, avait été souvent prononcé contre moi :
— Une nuit viendra, Jean-Pierre, où du coucher du soleil au lever du jour, tu auras vécu ta vie toute entière ; et de ces heures magiques naîtra une lumière qu’au cours de ton existence tu tiendras entre tes doigts tremblants ».
Dans la Marraine du Sel dont le titre souligne l’intime amertume vaincue (« dans certaines régions de l’Ouest, on appelle Marraine du Sel la dame assistante qui présente le mignon catéchumène au moment où le Célébrant du Baptême lui impose le symbole du sel amer »), c’est délibérément une histoire d’horreur, de magie noire, qui nous est présentée à travers ces phrases subtilement filées sur un ton de tendresse narquoise, et rien de ce qui pourrait augmenter cette horreur dans une description orientée autrement ne nous est ici épargné.
Qu’on en juge : il s’agit de la douloureuse agonie d’une sorcière, racontée par son amant infidèle pour qui elle a tué par envoûtement son époux, et qu’elle s’efforce en vain d’entraîner avec elle dans la mort. Tout se passe dans la ville géométrique de Richelieu ou dans ses environs immédiats, tranchante comme la hache d’un bourreau de l’ancien régime, à mi-chemin entre Loudun et Chinon, toutes deux d’assez sinistre mémoire. On peut mesurer la maîtrise de Maurice Fourré au fait qu’il nous semble tout naturel que le chant huitième de cette lamentation funèbre au milieu des plus noirs maléfices soit entièrement consacré à la recette des « bavaroises nénettes ».
Dans la double épigraphe qu’il a donnée à son livre, il nous indique avec humour à la fois son point de départ et le résultat qu’il en attend. Qu’il y ait à l’origine d’un tel livre quelque chose de très sombre, une horreur intense à réduire, c’est ce que nous rappelle la phrase inachevée de Montesquieu :
« Les deux plus méchants citoyens que la France ait eus : Richelieu et Louvois. J’en nommerais un troisième… »
Cette citation est commentée par un passage du chapitre : « la flèche de jais » :
« …Après les deux méchants Citoyens que son jugement accusait, quel était donc ce troisième, innommé, et que le Président à mortier évoquait pour la place trinitaire sur le banc d’accusation ? Perplexe, j’y réfléchissais. Je reprenais le livre des Cahiers secrets. Je l’ouvrais à la page précieuse où figure le nom des deux Maléficieux et m’arrêtais sur la phrase de M. de Montesquieu disant : « J’en nommerais un troisième… » Qui était donc ce Grand Troisième ?… Il est arrivé certains jours où, trop gonflé des gloires et désastres de mon être, j’ai écrit ces mots de réponse : « Moi-même… » Mais bien vite je les ai effacés avec une gomme tendre ».
Ces derniers mots nous amènent tout naturellement à la deuxième partie de l’épigraphe,empruntée à la Nuit du Rose-Hôtel :
« On reste toujours jeune, quand on est toujours aimable ».
Tout le texte du livre est gomme tendre qui s’exerce autour d’un noyau central noir, est exorcisation d’un moi sinistre. Tout se voile ici de blancheur comme dans le livre précédent tout se voilait de rose, mot qui revenait sans cesse et dont certaines pages étaient comme toutes tissées :
« — Rose est la Reine des Roses.
«—Rose est la Rose des Roses.
«—Quand Rose nous accueille, on dirait qu’elle tend une rose…
« Rose disait :
«— Toute rose.
«Pibale avance la tête hors du trou de sa menue cuisine, car, dans les grandes fêtes charitables, assemblées de curiosité, de poésie ou de simple joie, l’admirable amoureuse est Ambassadrice :
« — La parole de Rosé embaume et son sourire est une rose
« Rose:
« — Toute Rose. »
II ne pourrait y avoir cette profusion de pétales s’il n’y avait aussi d’aussi longues épines, ni tant de mousselines si le cœur des mariés de cire n’était transpercé d’autant d’épingles.
Ainsi Maurice Fourré pulvérise sa propre vieillesse en un feu d’artifice tendre tout entier tendu vers l’enfance. Représentant en fanfreluches funèbres, il s’efforce de les rendre joyeuses. Tous ses jeux se déroulent devant une même toile de fond, l’approche de la mort qu’il veut apprivoiser. Car ce n’est pas seulement de souvenirs anciens qu’il veut se délivrer, c’est aussi de la vision de son propre cadavre qui apparaît perpétuellement en filigrane dans ses pages. Dès lors nous comprenons pourquoi de nombreux passages sont disposés en étroites colonnes verticales et symétriques comme des épitaphes. Ce sont les multiples et surprenantes variations dont il entoure sa propre inscription funéraire, tranquilles défis à sa propre mort.
La confiserie que nous tend Maurice Fourré est semblable a celles que fabriquent les Mexicains pour leur carnaval, tout entières de sucre scintillant mais ayant la forme d’un crâne.
MICHEL BUTOR.