Le dernier roman de Maurice Fourré : Tête-de-Nègre

par l’Abbé Charles Thomas 

Maurice Fourré semble avoir suscité l’exégèse des ecclésiastiques : l’AAMF est sur la piste d’un autre texte critique dont l’auteur serait cette fois un certain Abbé Joseph Perret, professeur à la Faculté catholique d’Angers. Nous ne manquerons pas de le publier dès qu’il sera retrouvé.
Quant au sous-titre du présent article, il s’explique par le fait qu’en 1960, Tête-de-Nègre était bien le dernier roman connu de Maurice Fourré. Le Caméléon mystique ne devait être publié que fin 1981, aux Editions Calligrammes (où l’on peut toujours se le procurer) par les bons soins de J.P. Guillon, notre Président d’honneur.

I. TOUT POUR LUI ÉTAIT POÉSIE
Récemment Pierre Langevin saluait dans les colonnes de notre Courrier des variétés la publication d’un roman posthume de Maurice Fourré, Tête-de-Nègre. Le rapprochant du nouveau livre de Lusseyran, notre directeur disait que certains morts comme certains aveugles continuent à avoir des yeux de lumière. Tête-de-Nègre plonge en effet dans les profondeurs de l’être et les ténèbres de l’âme. Aussi avons-nous demandé à un prêtre éminent qui fut l’ami très cher de Maurice Fourré, de nous aider à pénétrer l’ésotérisme d’une œuvre infiniment riche, mais complexe, dont on peut dire comme André Breton l’a fait pour celle d’Antonin Artaud : « Le plus haut privilège de la poésie, à un certain niveau, est d’étendre son empire bien au-delà des bornes fixées par la raison humaine. Il ne saurait être pour elle d’autres écueils que la banalité et le consentement universels ».
Des voix autorisées, bien avant la mienne, ont déjà dit combien il était malaisé de pénétrer dans l’univers étrange, fait d’humour et de fantaisie, de Maurice Fourré. Elles ont dit aussi quelle récompense attendait qui voulait bien consentir à l’effort et tenter l’aventure. Oserai-je, à mon tour, essayer de pénétrer les « noirs pensers » de cette inquiétante Tête-de-Nègre ou de ce Basilic Affre aux noms évocateurs que, par-delà la mort, l’ami et le maître regretté propose à ses fidèles lecteurs et aux autres ?
C’est le propre d’une grande oeuvre que de susciter des jugements divers. J’essaierai pourtant de dire en toute objectivité ce que me suggère ce roman poétique, le meilleur, me semble-t-il, de ceux qu’a composés Maurice Fourré, et quel plaisir j’ai eu à l’étudier.
Il est prudent, lorsqu’on veut analyser une œuvre, fût-elle poétique, de s’entourer de garanties sûres, d’un bon guide, et qui s’y connaît. Aussi choisirai-je l’auteur lui-même, puisqu’aussi bien il m’a fait l’amitié, avant de mettre la dernière main à son roman, de me livrer quelques-unes de ses intentions profondes.
Longtemps, Tête-de-Nègre l’avait tourmenté. Maurice Fourré aimait et craignait cette oeuvre qu’il jugeait sombre, ces chapitres où il avait mis tout son talent et où il s’était engagé, comme jamais peut-être il ne l’avait fait auparavant.
C’est ainsi qu’il m’écrivait, le 22 avril 1959 : « …Et je corrige attentivement ce texte présenté d’une façon excellente et pittoresque, qui contrebat par une arabesque de fantaisie son côté sombre. Je suis en somme très content de voir me quitter ce pesant livre, où mes dernières touches auront donné, je l’espère, ses points d’éclairage. En tous cas, l’éditeur a apporté, me semble-t-il, le soin le plus intelligent à sa présentation et le plus attentif. Je suis très content aussi à cet égard. »
Un peu plus tard, le 28 avril, exagérant à mon avis le côté noir de la première partie de l’ouvrage, composée dans un moment pénible de sa vie, il ajoutait : « …cette première partie de Tête-de-Nègre, qui affecte la fabulation centrée à Château-Gontier m’est apparue, sous épreuves, comme trop uniformément noire, et j’ai fait intervenir quelques touches, qui donnent le premier signe d’un mouvement d’arrachement à cette stagnation, dessinent un rythme et amorcent les modifications ultérieures que vous savez, avec des lueurs avant-coureuses… »
Le 10 mai, il ajoutait dans le même sens : « Je pense y avoir, par quelques touches placées aux jointures, dessiné une nuance plus marquée de charité, de spiritualité, de netteté. Et je crois que l’oeuvre, devenue plus serrée, plus sobre, par ces quelques interventions attentives, y a gagné. Tout est clos mais je suis un peu las ».
Et voici un passage d’une lettre du 23 mai, passage capital, je crois, pour le chercheur : « Ayant pensé à feuilleter mon manuscrit de Tête-de-Nègre, portant en report mes retouches définitives, j’ai la joie et l’émotion de constater que ces jaillissements ultimes de la pensée et du scrupule semblent avoir été favorables à l’ouvrage, en hommage à l’Esprit, à l’humain, à la convenance : récompense peut-être de ma disponibilité accrue devant les grands impératifs du sacré : la crainte, l’amour, la paix suprême – et la constante métamorphose, la promotion du symbole ».
Enfin, le 30 mai : « Je pense avoir dans mes dernières touches, marqué plus de fraternité humaine, de charité et d’intention intérieure – c’est lui qui souligne -, ou avouée, ce qui me satisfait mieux. Dédiée à Jean Paulhan, la bande sera celle que j’ai composée : « L’auteur converti par ses personnages »…
Qu’on me pardonne d’avoir livré, peut-être d’une manière indiscrète, ces émouvants témoignages. Je pense pourtant que ces ultimes lumières ne seront pas inutiles pour entrer en complète sympathie avec l’auteur et ses personnages. On y sent tellement à la fois cette humble crainte et cette certitude, cette conscience de sa valeur qu’il avait, lorsqu’il réfléchissait sur ce qu’il venait d’écrire avec sa puissante personnalité.

Comment caractériser le monde romanesque de Maurice Fourré ?
On a avancé des formules : « théâtre d’ombres », « œuvre baroque », « conte fantastique », « monde naïf »… Tout cela est juste et vrai par quelque côté. Il faut avouer, en tout cas, que ce monde n’est pas celui de la facilité ni du « commercial ». Maurice Fourré n’écrit pas avant tout pour plaire à ses lecteurs, d’ailleurs clairsemés, pour que ses livres se vendent, mais par besoin profond, j’allais dire vital, d’écrire, d’écrire, pour apaiser sa faim de création fabulatrice. Il possède à un rare degré ce goût essentiellement poétique de la cristallisation, de la projection imaginative de cet univers mal exploré, que tous, plus ou moins, nous portons en nous : ces « sous-sols dramatiques, troubles et coupables de l’âme humaine », comme il l’avait un jour écrit à l’un de ses amis.
Poète ! Maurice Fourré l’est par-dessus tout. N’oublions pas son propre aveu : « la constante métamorphose, la promotion du symbole ». Il s’agit donc avant tout pour lui, par le truchement de la fantaisie poétique, d’exprimer ce qui est en nous plus ou moins inconscient, de jouer cette comédie dramatique qu’est la vie, avec des personnages qu’il habille et fait parler à sa façon, quitte à se mettre lui-même en scène, à se caricaturer en sombre, à brouiller enfin les pistes pour augmenter l’effet de surprise et de fabulation.
Maurice Fourré est un excellent montreur de marionnettes. Dans son guignol, à la fois tragique et aimable, si nous consentons à entrer dans le jeu, nous sommes forcés de nous reconnaître, que cela nous plaise ou non. Les traits sont grossièrement accusés, grossis : il le faut. Il y a de la caricature, de l’enflure même, jamais d’ingénuité. Maurice Fourré, qui n’est pas un naïf, avec ses personnages-marionnettes, joue et se joue le terrible jeu de la vie.
Tout au long du livre, il serait facile, me semble-t-il, de relever des intentions, des échappées de soleil, des « clés », qui faciliteraient notre prospection.
Je retiendrai ce seul portrait, assez près, je crois, de ressembler à celui de son auteur :
Tout pour lui était poésie. Tout était amour. Son imagination embellissait toutes choses, et son coeur les aimait. Sans cesse, il voulait plaire, et il désirait que chacun pût se plaire à soi-même. Lui-même n’était heureux ni de son sort ni de soi, mais, pour n’importuner personne d’une doléance, savait se taire. Merveilleusement conscient de l’égoïsme des meilleurs coeurs, il voulait n’inquiéter aucun bonheur en ses soupçonneuses fragilités, par les plus minimes évocations des certitudes de son malheur et des inquiétudes plus certaines encore sur son avenir. Il voulait n’inquiéter personne et ne jamais déplaire… Doué d’une vision aiguë et plaisante des choses et peut-être d’un don naturel pour les dire et plaire en les disant, au souffle d’un soupçon qu’il pouvait paraître en se moquant, blesser, la plus minime paille sur le sentier des mots le faisait trébucher. Il était un miroir d’amour. Cette ombre délicieuse d’homme qui passait, forme vaporeuse si vite effacée, nous offrit son miroir où nous nous vîmes embellis et consolés de son sourire, sans être tourmentés par sa douleur.
Voilà bien, en effet, cet homme aimable et ténébreux, qui dans le roman s’appelle « Monsieur Maurice », le conducteur de la mystérieuse camionnette angevine, ou bien ce « Passant » énigmatique, provocateur de drames.
Maurice Fourré aime la fantaisie cette forme colorée de la pudeur et, comme tous les fantaisistes, il excelle à montrer le sérieux et parfois l’ambiguïté de cette vie humaine qu’il connaît bien. Non, Maurice Fourré n’est pas un farceur. Peut-être et paradoxalement, pourrais-je même lui reprocher d’être trop sérieux, de dramatiser. Il savait qu’il donnait dans cette exagération. Aussi, ses propres témoignages en font foi, a-t-il voulu atténuer la noirceur de certains tableaux par des touches plus claires. Ce ricanement qu’il était tenté de faire paraître devant la bouffonnerie de certains destins, il le changeait vite en un sourire charitable, non exempt toutefois d’aimable malice. Il vaut mieux en rire qu’en pleurer, rire pour ne pas être obliger de pleurer ou de railler. « S’arracher à cette stagnation malsaine ; être disponible aux grands impératifs du sacré : la crainte, l’amour, la paix » ; en un mot exorciser le trouble et dessiner ce rythme dans lequel l’amour et le spirituel finiront par l’emporter. C’est bien cela. Et nous avons vu que cela s’accorde pleinement avec son intention d’auteur la plus profonde.
Monde tout de même étrange, un tantinet hermétique ; monde du symbole, de la poésie, et dans lequel un lecteur trop pressé renonce vite, parce qu’il ne comprend pas et ne veut pas faire un effort pour comprendre. Ce fut hélas ce qui arriva pour les précédents ouvrages de Maurice Fourré, La Nuit du Rose-Hôtel et La Marraine du Sel et ce qui risque d’arriver pour Tête-de-Nègre. Maurice Fourré, il est vrai, ne sera plus là pour en souffrir ou pour sourire avec une bonhomie un peu désabusée de la légèreté ou de l’incompréhension qu’on trouve souvent chez les hommes.
Au seuil de son troisième ouvrage et avant d’aborder le message particulier qu’il me semble apporter, j’évoquerais volontiers ce bureau du 3ème étage du 23, quai Gambetta, que les fidèles amis de Maurice Fourré connaissaient bien. Il y régnait un aimable désordre, voulu et intentionnellement entretenu, dans lequel le poète se retrouvait d’instinct. Les bibelots les plus hétéroclites y voisinaient avec les chers livres, les lettres, les pipes et les innombrables souvenirs. Je revois en particulier ce masque nègre au-dessus de la double porte d’entrée, un peu effrayant, dominant lui-même un portrait du maître composé à la manière cubiste. Le masque noir, la « Tête de Nègre », et le portrait à facettes colorées ! Symboles, climats, ambiance favorable pour pénétrer dans le dernier univers romanesque de Maurice Fourré. Car il est toujours là, cet « homme de l’Ouest », au regard un peu triste, pour accueillir, avec quelle bonté et quelle discrétion, les visiteurs de son étonnant domaine. Ce fidèle ami, cet analyste pénétrant de la complexe nature humaine a encore tant de confidences à nous faire !

II. HARMONIES ET DISSONANCES
Le peintre nabi Paul Sérusier disait : « Il n’y a pas de fausses notes dans une cacophonie : harmonie d’abord, dissonances après ». Sans vouloir insinuer que l’ouvrage de Maurice Fourré soit « une cacophonie », j’utiliserai tout de même l’aphorisme de Paul Sérusier pour essayer de dégager la trame, les lignes maîtresses de Tête -de-Nègre.
Harmonie d’abord.
J’attache, pour ma part, une très grande importance aux épigraphes qui résument l’esprit des deux grandes parties de l’ouvrage. Quand on sait avec quel soin Maurice Fourré les choisissait, ainsi que les titres de ses chapitres, on ne peut que leur accorder une très grande valeur symbolique.
L’épigraphe de la première partie est du Douanier Rousseau – ce curieux peintre « naïf  » et que je rapprocherai volontiers de notre auteur  » Alors on vit entrer dans la salle de danse un jeune homme bien pensant. »
Nous pressentons dès l’abord, l’atmosphère trouble, secrète, de cette première fabulation castrogontérienne. Le nœud d’aspics se forme. Le jeune homme « bien-pensant », narrateur des événements, n’est autre qu’Hilaire Affre, dit Basilic, personnage équivoque, dont le premier chapitre nous dépeint la duplicité maladive et magique. C’est lui qui mène le bal, ou plutôt qui va le troubler. Le drame est là et, avant tout, dans ce cœur partagé entre le bien et le mal.
Quel est cet « aventurier bicéphale ? « Es-tu l’Ange blanc, es-tu l’Ange noir, tour à tour ? » Au « carrefour du cauchemar », dans ce « cirque des justes », plus victime d’une hérédité chargée que vraiment coupable, Basilic s’entend dire par son père putatif (p. 72) :
« As-tu songé, infortuné et précaire enfant, que c’est Toi qui étais lové dans l’œuf, quand tu m’as fait comprendre par un acte désespéré que tu échappais à ton Père et à toi-même, sous le signe d’une double mort et d’un double assassinat ? ». Et, à la page suivante, nous lisons : « Qui donc aura assassiné Tête-de-Nègre ? »
Les dés sont jetés. Basilic va-t-il « se punir lui-même en mourant de son regard homicide », ainsi qu’il est annoncé dès la page 15 du roman ?
L’épigraphe qui ouvre la deuxième partie est tirée du Psaume XC (et non du Psaume XV !), chant de la confiance en la Providence, et cela aussi est voulu.
Le second versant de l’ouvrage (dans lequel je me permettrai d’unir la 2ème et 3ème partie), tout en demi-teintes, très différent du premier, en est pourtant la suite logique et nous apporte l’heureux dénouement en dépit, ou plutôt à cause de l’assassinat de Tête-de-Nègre. Dans le mystère celtique des brumes et des nuits bretonnes titubantes, le drame va s’accomplir, et par lui la rédemption des âmes. La mort va apporter les délivrances. Pendant que « le Coq chante sur le gaillard d’avant », l’aube « aux doigts de rose » se lève enfin. L’hallucination est terminée : « Tu fouleras aux pieds l’aspic et le basilic ! »
L’intrigue est simple en somme ! À la stagnation noire et malsaine de la première partie, succède, en un rythme ascendant, dans la seconde, l’éclair libérateur de la mort de Tête-de-Nègre. Par cette mort, tout se résout et c’est la 3ème partie : le dénouement. Basilic est délivré de la mauvaise part de son être ; Soline aussi est délivrée de son malfaisant tuteur, et le ténébreux « Monsieur Maurice » n’a plus qu’à disparaître pour laisser les deux jeunes gens s’épouser dans la paix, exorcisés, purifiés…

Michel Carrouges

Harmonie d’abord ! Il y a deux personnages centraux : Basilic Affre et le baron de Languidic, tous deux en proie à leurs « doubles ». En réalité, ces personnages n’en font qu’un, et c’est l’unique problème du double qui se trouve ici posé. Tête-de-Nègre et Basilic sont l’unique champ clos dans lequel s’affrontent en un terrible duel le bien et le mal. Nous retrouvons là l’unique thème des romans de Maurice Fourré. Ce que Michel Carrouges avait bien vu déjà à propos de La Marraine du. Sel s’applique également ici : « La vieille question des rapports entre l’art et la morale a été complètement faussée par la trop célèbre parole de Gide : « C’est avec les bons sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature.  » Avec les mauvais sentiments, on fait aussi facilement de la mauvaise littérature. On peut le constater tous les jours. Ce qui fait la grande, la belle littérature, comme ce qui fait la vie, c’est le drame du bien et du mal. Il y a une littérature noire, aussi vide, aussi creuse qu’une certaine littérature rose. La vie humaine ne se réduit pas à l’une ou à l’autre. Elle en voit de toutes les couleurs. La puissance d’un romancier tient à la manière dont il sait les peindre et à la pénétration avec laquelle il sait évoquer le drame du coeur humain aux prises avec le ciel et l’enfer. » (Courrier de l’Ouest du 17 janvier 1956) [cf. Fleur de Lune numéro 3, mars 2000]).
Dualisme de l’homme, masque dont il se couvre la face pour mal faire. S’il veut sortir vainqueur de cette terrible lutte, l’Homme doit tuer en lui le mauvais. Maurice Fourré nous dit à la p. 122-123 de son livre :
« Nous sommes immobiles/au fond du gouffre sans formes/de/nos âmes/et/seules avancent/DANS LA NUIT/les Ombres/de notre vie/et les Lumières/de notre mort/à la surface/des Eaux/éternellement/Natives/et Expirantes/Clochettes pensives/Glas nuptial… »
Et finalement, c’est bien « l’auteur qui est converti par ses personnages » dans ce beau poème qui chante avec justesse, en dépit des troubles scintillements, le triomphe de l’amour. « Le nommé Maurice est responsable de tout ! »
J’aime, pour ma part, ces deux belles pages (228-229) – et je sais combien Maurice Fourré leur attachait une importance capitale – qui nous donnent la clé de l’apparente énigme :
« Nuit toute noire/dans/les immensités/du/NOIR//Atome imperceptible/qui réside/ausein des éléments décomposés/substance unique des corps organisés/grand arbre mystique aux mille rameaux/déité terrible aux milliers d’yeux/tantôt juste et injuste/tu es la volupté/le présent et l’avenir/tu es la mort/et/la vie//Essence éternelle///CONDUITS/par le sanglant Martyr/les boucliers ombreux de la Légion Thébaine/s’élevaient/sur la Mer…//……./-Bon Soir, mon corps. – Salut, ma vie, mon songe – A Dieu, mon Être…//EXODE./Les yeux penchés sur les monstruosités liquides du Miroir de Narcisse, descendant lentement les glissants degrés d’ombre, parmi les somptuosités du renoncement suprême, l’Octogénaire disparaît avec suavité.///Tu poseras sans souffrance/ta main nue sur la prunelle/du Basilic.//Isaïe »
Le voilà bien, ce Testament prémonitoire ! La voilà bien, cette « moelle mystique », pure comme un diamant, et qui donne le ton à tout l’ouvrage, à toute la vie de son auteur ! Maurice Fourré, dans ce beau livre, reste fidèle à lui-même. Ou plutôt, pressentant étrangement sa fin prochaine, il s’élève d’un grand coup d’aile au-dessus des marais parfois nauséabonds où se sont enlisés ses personnages. Il s’élève, disponible, dans l’harmonieuse métamorphose et la promotion du symbole jusqu’aux grands impératifs du sacré : la crainte, l’amour, la paix suprême.
Maurice Fourré a répondu favorablement au « souvenir ému de l’année 1905″. Il a suffisamment ménagé, me semble-t-il,  » l’âme de ses amis », comme le lui recommandait son illustre aîné et parrain René Bazin (voir l’épigraphe de la troisième partie du livre) « Après la prière de lever d’ancre », le vieux vaisseau, toujours solide, peut gagner la haute mer et ses sourires. Il a une fois de plus, j’en suis persuadé, gagné une difficile partie.
Dissonances après.
Elles résident, ces dissonances, dans les aventures des personnages principaux et dans la fantaisie des comparses, dans l’enchaînement parfois déconcertant des séquences. C’est ce fourmillement qui donne à l’ouvrage son aspect singulier, son étrangeté. Il faudrait s’attarder encore à ces détours curieux, à ces insistances prolongées – et, avouons-le, tout de même un peu agaçantes dans certains détails baroques. Mais n’est-ce pas précisément en cela aussi que consiste le « charisme » de ce conteur-né et de cet excellent montreur de marionnettes qu’est Maurice Fourré ? Que ces fanfreluches colorées et autres galapiats, que ces clochettes sonores ne retiennent pas à contresens! Que le lecteur de bonne volonté évite de buter contre ce qui peut lui sembler un insurmontable obstacle ! Il a beaucoup mieux à faire. Il doit pénétrer avec l’auteur jusque dans ces cœurs tourmentés et se livrer à la nécessaire méditation qu’il demande humblement et pudiquement dans un sourire.
Le poète voit des choses que le commun n’aperçoit pas. Il fait signe beaucoup plus par ce qu’il suggère que par ce qu’il dit. Il nous convie en cet au-delà des mots, là où lui-même se situe à sa vraie place. Des chants, oui, mais aussi et peut-être surtout d’éloquents silences !
Le temps me manque pour dire enfin la magie incantatoire de ce style volontairement grandiloquent, mais dans lequel chaque épithète est soigneusement choisie. Maurice Fourré excelle à créer une atmosphère, à jouer avec la féerie de certains mots, de certaines phrases, à disposer d’une manière pittoresque et inattendue la typographie d’une page : « Arabesques de fantaisie qui contrebat le côté sombre du récit », dit-il lui-même.
J’ai achevé ma trop longue et encore incomplète prospection dans cet univers de lumières et d’ombres. J’ai témoigné résolument, à ma façon – sans imposer mon jugement – pour ce que je considère encore une fois pour le chef-d’oeuvre de Maurice Fourré.
Qu’en penseront les grands censeurs littéraire ? Je ne sais. J’ai aimé et je le dis, ce beau jeu de l’esprit et du cœur d’un poète qui m’est cher, et qui n’a pas encore fini de nous parler de cet au-delà dans lequel il demeure maintenant.
Je terminerai sur un dernier mot et combien émouvant de Maurice Fourré, et qu’il m’écrivait, le 30 mai dernier, justement à propos de Tête-de-Nègre.
« Et voilà fini un long débat ! Pour le reste, Dieu en décidera. »

Abbé Charles Thomas – Directeur du Séminaire universitaire d’Angers
in Le Courrier de l’Ouest
Lundi 25 et mardi 26 janvier 1960