Par Bruno Duval
HÔTEL DROUOT, SEMAINE DU 7 AU 17 AVRIL 2003 :
LE COMMISSAIRE-PRISEUR: « 4.800 euros, j’adjuge. »
L’EXPERT: « Il y a préemption de la Bibliothèque municipale de Nantes. »
L’HOMME À L’ÉCHARPE: « Encore! »
UN ENCHÉRISSEUR: « On le sait bien, va, que tu bosses pour Pinault! »
Que de fois, dans la grande salle du premier étage, avons-nous assisté à de telles escarmouches, au cours de l’éparpillement, par l’étude CalmelsCohen, de la collection André Breton. Pour notre satisfaction intime, le lot si avidement disputé par le privé au public était un envoi, une lettre ou un tapuscrit de Maurice Fourré, dont nul ne se soucie plus, depuis belle lurette, d’acquérir les ouvrages couramment disponibles en librairie: dans sa confidentialité initiatique, le marché des lettres rejoint, à cet égard, celui de l’antiquité artistique, où l’emporte a priori sur tout autre le critère de la rareté.
Mais…le contenu? La signification? La portée historique ou, osons le dire, littéraire?
Dans le numéro 2 de Fleur de lune, daté de mai 1999, notre actuel Président d’honneur Jean-Pierre Guillon s’inquiétait déjà de la dispersion commerciale, sans tambour ni trompettes, des archives Fourré, en principe conservées dans une malle appartenant à ses héritiers. À titre de contre-épreuve, il donnait copie d’une lettre d’André Breton à Maurice Fourré proposée à la vente, sur un catalogue de libraire, pour la somme de 13.500 F: « Datée du 16 mai 1959, précisait-il, cette lettre, j’en ai vu l’original, il y a une vingtaine d’années, dans la famille de l’auteur. J’ai appris ensuite qu’elle était passée en vente, et on la retrouve maintenant, toujours en vente, mais le prix en a été multiplié par dix. » Comme par un fait exprès, le vendeur de la lettre (« provenance: Charavay ») était le libraire Jean-Claude Vrain, enchérisseur-vedette de la « vente Breton », ci-dessus désigné comme « L’Homme à l’écharpe »: nul ne saurait plus désormais le confondre à l’oreille avec son confrère Vrin, éditeur de textes philosophiques place de la Sorbonne. Mais qui donc a pu mettre cette lettre sur le marché, ainsi que, par ailleurs, l’exemplaire des Machines célibataires personnellement dédicacé à Fourré par son ami Michel Carrouges? Juste retour des choses, c’est l’actuel Président de l’A.A.M.F. qui a pu s’en porter acquéreur, à la librairie Nicaise, à un prix encore raisonnable. Mais combien d’autres documents ont ainsi pris la poudre d’escampette, rendant chaque jour plus problématique, sinon impossible, la publication en volume d’une substantielle correspondance littéraire de Maurice Fourré? Encore faudrait-il, au préalable, envisager, du même, la publication d’œuvres complètes, qui ne semblent actuellement solliciter personne, faute de lecteurs prévisibles. Que voulez-vous, Sollers ne l’a pas encore découvert!
Certes, l’oubli dans lequel elle est tombée, si elle y a jamais échappé, n’est pas le seul titre à la réhabilitation d’une œuvre. Il y a aussi, comme adjuvant indispensable à sa qualité intrinsèque, dont nul ne saurait être juge qu’en fonction de sa propre autorité culturelle, la caution d’illustres contemporains, et d’abord, pour ce qui concerne Fourré, celle d’André Breton, si déterminante qu’elle en devient parfois un peu envahissante: Fourré ne serait-il, comme d’innombrables amis du patriarche devenus ou non ennemis, qu’un point de repère de plus sur la trajectoire personnelle de Breton, se confondant elle-même avec celle du surréalisme « orthodoxe », comète littéraire et artistique devenue chimère de plus en plus désuète, sinon précisément pour l’illustration anecdotique conférée et la valeur marchande ajoutée à certains noms « peu familiers du grand public ». À noter l’absolution donnée à Breton sur son autoritarisme devenu proverbial, désormais racheté par la valeur marchande de sa collection: selon les critères médiatiques actuellement en vigueur, un homme qui « fait » un tel chiffre ne saurait être absolument mauvais.
Sur la révélation faite à Breton du manuscrit de la Nuit du Rose-Hôtel, tout a été dit par Philippe Audoin dans son ouvrage de référence — le seul à ce jour — consacré à Fourré1. Dans le même numéro 2 de Fleur de lune, Julien Gracq a confirmé la part personnelle qu’il y avait prise. Michel Butor, quant à lui, a par ailleurs insisté sur le rôle, plus discret mais tout aussi déterminant, joué par son ami Michel Carrouges, intellectuel catholique, encore en odeur de sainteté auprès de Breton – plus pour longtemps ! N’est-ce pas à ce dernier, auteur d’un essai alors remarqué sur Eluard et Claudel, que Breton adressait en personne un signe d’intelligence en commençant sa lettre à Fourré le 16 mai 1949 par une citation de…Claudel: « Le sombre mai », je me dis quelquefois (du titre d’un très vieux poème de Claudel, homme que je déteste mais non ce poème, à coup sûr). Le sombre mai moins par aussi son contact assez glacial cette année que par la crainte de vous avoir déçu et déplu.(…). » D’entrée de jeu, Breton, qui ignore encore, en matière de littérature comme de liturgie, les références personnelles de Fourré, se montre donc soucieux de jouer l’ouverture, au besoin par le détour du passé, en aimant « un très vieux poème » d’un « homme qu’il déteste« . L’a-t-on jamais vu ailleurs isoler à tel point « l’homme » et l' »oeuvre »? Peut-être. Mais peut-être aussi nourrissait-il à cet égard quelques craintes vis-à-vis de Fourré lui-même, qui lui avait été présenté par Gracq comme un notable de province en relation avec le clergé. Toujours est-il qu’en d’autres temps il ne s’est pas montré si conciliant à l’égard d’Apollinaire, dont le « séparaient » irrémédiablement les ardeurs bellicistes de 14. Mais voilà, par l’entremise implicite de Carrouges, Claudel adopté, moins comme contradicteur météorologique (qu’en serait-il d’Eliot et de son « cruel avril » sorti tout armé de la Divine comédie?) que comme complément dialectique d’Apollinaire et de son « joli mai ». Le goût professé par Fourré pour les « contradictoires » aurait-il quelque chose à voir là-dedans? Ou la dette personnelle de Breton à l’égard du « verset claudélien », fondement d’une poésie oraculaire qui évacue le chant pur au profit de l’éloquence psalmodiée et de ses traditionnelles figures de rhétorique (ici l’oxymoron) ? Avec son intuition quasi divinatoire, Breton pointe, à l’aube d’une amitié qui restera toujours quelque peu distante par l’âge (Fourré a une bonne vingtaine d’années de plus que son « parrain ») comme par la pensée (Fourré n’a jamais adhéré à quelque ralliement surréaliste que ce soit), ce qui, pour la petite histoire littéraire, en marquera le crépuscule: « l’affaire Carrouges », puis l’auteur de Tête-de-Nègre « converti par ses personnages » … etc. Quelle qu’ait pu être la virulence occasionnelle de ses prises de position publiques à l’encontre de tout recours en grâce assigné à la poésie, Breton n’a jamais écarté de sa bibliothèque — c’est un des enseignements de la vente — les éditions originales à lui dédicacées par des calotins de tout poil. En dépit des professions de foi antistaliniennes du « groupe surréaliste », il ne s’était pas non plus « séparé » de celles, plus cotées, à ses yeux comme sur le marché, du couple très Marx Brothers que formaient Eluard et Aragon. Et dire que le chef de file du mouvement a eu, en 1955, des épigones assez pusillanimes pour prendre au sérieux l’excommunication de Carrouges, exégète des Données fondamentales du surréalisme et thuriféraire de Charles de Foucault ! Souvent mise à mal, dans les années cinquante, par les rois du jour, la vanité d’auteur de Breton n’était pas toujours si discrète que lui-même ne l’a dit…en particulier à Fourré, chez qui il la réprouvait, comme s’il lui renvoyait la sienne propre en miroir détourné. D’où l’intérêt de cet embryon de correspondance croisée, où le plus « petit garçon » des deux n’est pas celui qu’on pense.
1 Philippe Audoin, Maurice Fourré, rêveur définitif, Le Soleil Noir, 1978