Par Jean-Pierre Guillon
L’horrible histoire de Pierre Escalde, dit « Patte-de-bois », Maurice Fourré prit un vilain et malin plaisir à la condenser en cinq actes, comme pour mieux parodier, beau joueur, les règles de la tragédie classique. C’était en 1905, près d’un demi-siècle avant La Nuit du Rose-Hôtel.. Entre les deux, silence absolu, si l’on excepte un court récit publié en 1908, Une Conquête, tout aussi atroce que le premier.
À l’époque déjà lointaine (1986) de la première publication en volume de Patte-de-Bois, la vie de Maurice Fourré, hormis les dates réglementaires (1876-1959), était tout à fait inconnue, hormis ce qu’il avait bien voulu en dire lui-même, mais il faut voir de quelle hauteur et avec quel détachement: « Je suis un homme de l’Ouest, plein de douceur et de force cachée sous les coquetteries de la fuite aimable… Ambassadeur attardé d’un moment révolu de l’Histoire… Dans ses politesses choisies et surannées, le Revenant d’un autre monde… » Confidences et autoportraits, le plus souvent dédoublés et décalés, ne manquent pourtant ni dans La Nuit du Rose-Hôtel, ni dans La Marraine du Sel ni dans Tête-de-Nègre, mais ils visent moins à éclairer la lanterne de l’Inquisition qu’à faire « naître de belles ombres ». Dans l’ignorance des données biographiques, force était de s’en tenir au texte, et à sa clef psychanalytique (angoisse de castration etc.), Aujourd’hui que l’on en sait un peu plus sur Maurice Fourré, l’interprétation que l’on pouvait donner à cet écrit de jeunesse a trouvé à s’élargir, mais c’est le sort de toutes les œuvres hermétiquement fermées – d’abord sur leur propre secret que d’appeler un grand nombre de serruriers. C’est ainsi qu’un des plus proches parents de Fourré, vieil homme adorable, donna un jour les précieux renseignements suivants: « Dans une famille bourgeoise assez conventionnelle, Maurice se considérait comme un être à part, et la jambe de bois serait, d’après moi, le symbole de sa dissidence et de sa différence… »
Symbole de dissidence et de différence, on ne saurait mieux dire, quitte à enchaîner sur une rêverie autour de belles gravures alchimiques où le personnage à la jambe de bois censé représenter Vulcain vient s’imposer avec une insistance d’autant plus troublante qu’il contredit, tout on la prolongeant, la mythologie classique la plus traditionnelle. Celle-ci donnait bien de Vulcain, et de son doublon Héphaïstos, l’image d’un dieu boiteux, mais en aucun cas elle n’aurait été jusqu’à l’affubler d’une prothèse aussi disgracieuse. Pour le profane qui l’observe, ou les contemple, avec l’œil de l’homme moderne, ces gravures demeurent énigmatiques, et le sens à leur prêter, très mystérieux. Reste néanmoins l’énigme qu’elles proposent à l’esprit du « regardeur », et leur indéniable beauté. Quand on n’y voit – c’est le cas de le dire – que du feu, au moins ramènent-elles à Chateaubriand, et aux fameuses évocations des soirées de Combourg qu’il donne dans les Mémoires d’Outre-tombe.
On se souvient de ces longues soirées d’automne avec « les chouettes qui sortaient des créneaux à l’entrée de la nuit », de ces deux enfants terrorisés par un père qui tournait dans la haute salle lugubre comme un automate, et de leurs frayeurs nocturnes quand leur revenaient en mémoire toutes les traditions du château : « Les gens étaient persuadés qu’un certain comte de Combourg, à la jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques, et qu’on l’avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle ; sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule avec un chat noir… »
Ces lignes, où l’on sent passer, sous la magie des mots, les premiers frissons et les émois du romantisme à l’état naissant, comme on dit d’un gaz ou d’un amour, laisseront derrière elle une longue traînée de soufre qui conduit tout droit au surréalisme, en passant par.-.Flaubert : « N’est-ce pas ici, dit-il, visitant Combourg en 1847, que fut couvée notre douleur, à nous autres, le Golgotha même où le génie qui nous a nourris a sué son angoisse ? » Maurice Fourré, à son tour, s’enchanta de ces visions, au point que, lors de ses nombreuses navettes entre Angers et Rennes, le crochet par Combourg faisait partie du circuit obligé de « l’homme de l’Ouest ».

À la mort de son ami Théophile Briant, il rappela, dans un article du Courrier de l’Ouest, une de leurs visites communes au château, ainsi doublement devenu Château…Briant : « Les pas métalliques de l’Aïeul amer résonneront-ils inlassablement sous les voûtes ogivales du castel nocturne, devant un enfant romantique, mortifié de peur, de solitude et d’abandon ? » Pour d’autres, la cause est entendue depuis longtemps, (comme en faveur de quel armistice?) une sentence onirique perçue durant la nuit du 11 au 12 novembre 1974 :
Je tremperai
DE RAGE
Ma jambe de bois
Dans l’encrier
PS. 1 : Lettre de Fourré à son neveu pour le féliciter des résultats à l’école,plus ou moins bons, de ses enfants: « Au milieu du brouhaha des foules scolaires que l’on mesure, quelques points de plus ou de moins sont peu de choses… »Le verso de la lettre retiendra plus particulièrement l’attention, car l’auteur, se laissant aller aux mots, semble jeter un pont entre le juvénile Patte-de-bois (1907) et le sombre et cramoisi Tête-de-Nègre (1960), qui va enfin paraître : « J’ai attrapé mon petit laurier de papier, et je suis heureux de t’en prévenir. Mon tumultueux Tête-de-Nègre, qui claudiquait depuis quelques années, et à qui j’ai remis une jambe nickelée l’hiver dernier, me fournit la joie de te prévenir que je viens de signer son contrat de publication avec Gaston Gallimard. J’en suis particulièrement content. » (Angers, le 11 juillet 58).
P.S. 2 : Lorsque l’éditeur décida de publier le premier livre de Maurice Fourré, Jean Paulhan et André Breton eurent l’occasion de lire ce texte de jeunesse. Breton en dit deux ou trois mots dans son introduction à la Nuit, pour mieux faire ressortir l’âge du vieux romancier, épingler les écrivains académiques (René Bazin et cie) et exalter les ressources de l’art brut: « Jean Paulhan écrit-il à Fourré, a bien voulu me prêter les deux numéros de la Revue hebdomadaire contenant votre Patte-de-bois, où je me suis extrêmement plu à retrouver vos dons sensibles et l’amorce de ce ton qui n’appartient qu’à vous… » (12 juin 1950).

Auparavant, Jean Paulhan avait déjà écrit à Maurice Fourré sur le même sujet, et presque dans les mêmes termes, le 21 août 49 (cf. document).
Sur le thème de la jambe-de-bois, mais dans un contexte infiniment plus dramatique, on ne peut lire sans émotion l’ultime lettre de Rimbaud à sa sœur. En voici le manuscrit, avec ses croquis dans la marge du pauvre homme amputé : « Peu importe à présent tout cela, peu importe la vie même..Je ne suis plus qu’un tronçon immobile—Je suis loin encore de pouvoir circuler, même dans la jambe de bois, qui est cependant ce qu’il y a de plus léger. Je compte au moins encore quatre mois pour pouvoir faire seulement quelques marches dans la jambe de bois, avec le seul soutien d’un bâton… » (10 juillet 1S91).