De notre envoyé spécial à Rennes …
À RENNES, RÉUNION-VENTE DES ÉCRIVAINS DE L’OUEST par Maurice Fourré
(Le Courrier de l’Ouest, mars 1955)
CAR…
Un bon ami angevin m’avait dit :
– Prenez le car Lechien. Les froids ne sont pas terminés. Si vous allez seul en auto et que vous creviez un pneu sur la route, vous pourriez arriver à Rennes enrhumé.
Ce serait dommage!…
Quatre heures ont sonné.
Le car a traversé la Maine et court vers le Nord-Ouest, emportant mon bagage de papiers dans le filet métallique.
J’ai retrouvé aussitôt le souvenir de mon premier voyage dans la capitale universitaire, quand m’attendait à la gare un ami d’enfance, sensiblement mon aîné, Maurice Mercier, qui allait être le père de l’excellent artiste Jean A. Mercier, et qui accomplissait alors son service militaire comme sous-officier d’artillerie. Je venais à Rennes pour la cérémonie de l’oral du baccalauréat. Le soir en dînant tous les deux, je lui disais mes appréhensions pour la sellette du lendemain, et lui-même s’épanchait de ses mélancolies militaires.
L’infortuné Victor Basch, qui devait être mis à mort par les Allemands durant la dernière guerre, était interrogateur pour les mathématiques, l’allemand et la philosophie.
Me questionnant sur les mathématiques, il me dit à priori :
— J’ai donné un zéro à un élève de Mongazon, je viens de donner un zéro à un autre élève de l’Externat. Vous arrivez du lycée d’Angers, quelle note vais-je vous donner?
J’ai répondu:
— Zéro.
Voici Rennes qui reparaît !…
Le car s’arrête.
Une invitation pour le soir m’attend à l’hôtel. Deux communications téléphoniques demandent amicalement si je suis exactement arrivé.
— Oui, je suis arrivé avec une exactitude mathématique.
À l’Hôtel de Ville de Rennes, ravissant et somptueux monument dessiné par l’architecte de Louis XV, avait lieu le lendemain 13 mars, qui était un dimanche, la Réunion Générale des Écrivains de l’Ouest.
J’arrive à l’heure dite, ayant passé dans le beau matin froid un pont jeté sur la Vilaine canalisée. Dans le péristyle où s’ouvre la volte élégante et solennelle d’un vaste escalier bordé de sa rampe ascensionnelle de fer forgé, déjà des fleurs, qui offrent parmi le jeu des belles pierres, dans la lumière du matin, leur épanouissement solaire. Tout est préparé pour l’accueil chaleureux qui sera offert cet après-midi aux nombreux visiteurs, qui viendront assister à la grande vente collective de livres organisée par les Écrivains de l’Ouest au bénéfice des victimes de la mer sur les côtes bretonnes, sous le haut patronage des autorités civiles, maritimes et municipales, parmi l’affectueuse cordialité des Rennais.
Un salon éclairé par de vastes fenêtres est déjà mis à la disposition des écrivains occidentaux pour leur assemblée générale annuelle, qui aura lieu dans un instant.
Une quarantaine d’assistants. Des Messieurs, des Dames, sympathiques et charmants.
Notre ami Théophile Briant, directeur du Goéland, poète, inventeur et animateur polymorphe de la belle et curieuse journée qui s’ouvre, est assis au centre du bureau présidentiel, le dos à la lumière […] .
Théophile Briand me dit, avec sa cordiale autorité habituelle:
— Toi, tu voudras bien, auprès de nos amis de l’Ouest, représenter l’Anjou?
— Je ferai de mon mieux.
LES LIVRES ET LEURS AUTEURS
La Salle des fêtes, où je suis venu après la réunion des Écrivains jeter un coup d’œil curieux, est énorme. D’une magnificence exceptionnelle, elle apparaît radieuse dans l’épanouissement des arts élégants de l’époque où elle est née. D’un côté d’immenses fenêtres s’ouvrent sur la place en pente où se découvre la rotonde centrale du Théâtre. Des glaces leur font face, où se mirent les fenêtres. Des tableaux muraux offrent les relais d’un autre rêve, entre les fenêtres et entre les glaces. Un parquet, qui est une mosaïque de vieux bois jouant parmi le miroitement des réfractions du ciel, s’allonge dans le rectangle et et invite le cœur à glisser avec le beau songe.
Une curieuse apparition, et qui est d’aujourd’hui, a été aménagée tout à l’entour de la noble salle, hormis devant la porte par où l’on y pénètre. Un immense fer à cheval, tout blanc de nappes, épouse trois côtés des parois du rectangle, laissant derrière soi un étroit passage pour le mouvement circulaire des vendeurs.
Sur cette étroite table interminable, sans solution de continuité, sont disposés en petits îlots, de taille, d’importance inégale et de toutes les couleurs, quelques-uns avec de belles images évocatrices de la mer et de l’aventure, d’autres avec le mot tout nu des titres qui se suffit à soi-même, le trésor du labeur des écrivains de l’Ouest.
Des panonceaux de carton, rangés en offre alphabétique, offrent, de A à Z, le nom des écrivains qui s’offrent à la vente.
J’ai le regret de savoir que je ne verrai pas aujourd’hui Jacques Levron devant ses livres.
D’un pas rectiligne, je pars de la lettre A. Je descends l’alphabet. J’ai l’enfantillage de chercher la lettre F.
La voilà…
Une petite île de livres roses.
En pensée je dis merci aux Éditions Gallimard, à André Breton, à Jean Paulhan, Michel Carrouges, Julien Gracq, à mes amis…
Et je cherche des yeux la pancarte désignant le fauteuil où siégera le grand distributeur de prose française, notre Président d’aujourd’hui, l’Académicien Georges Duhamel.
Quelle admirable pile de livres! Toute une carrière de mots extraits des racines profondes de l’âme française et accumulés comme une pyramide de Khéops sur les horizons de l’Occident solaire.
Notre volatile et poétique Goëland, Théophile Briant, qui m’a déjà fait l’honneur de me présenter à diverses personnalités politiques ou littéraires, vient à moi et me dit :
— Maurice, je vais te présenter à Georges Duhamel.
Tremblements.
— Maître, dit Briand au célèbre Académicien, permettez-moi de présenter devant vous notre plus vieux camarade, qui vient de débuter en écrivant le livre le plus jeune.
Le visage de M. Georges Duhamel a toujours rayonné de bonté dans l’intelligence et la simplicité de l’accueil.
J’entends :
-— Quel âge avez-vous ?
Moi :
— ……….!
Georges Duhamel :
— Bon.
Dans le silence de l’expectative du diagnostic, c’est le bon docteur Duhamel qui m’examine avec une attentive bienveillance.
Je pense à l’Anjou et voulant tout dire, je réponds
— En 1915, appartenant en qualité de caporal-fourrier au 71ème Territorial, j’ai soudain découvert à Béthancourt, dans l’Oise, dans une maison ruinée de la ligne de front, qui portait encore les traces d’un assaut à l’arme blanche un numéro dépareillé du Mercure de France, La vie des Martyrs, où j’ai rencontré pour une première et inoubliable fois le cœur et la simplicité charitable de l’âme consolatrice du docteur Duhamel.
M. Duhamel m’observe en silence, puis diagnostique :
— Vous avez su conserver une évidente jeunesse. Car j’ai observé, en vous examinant de près, dans un mouvement évident de votre émotion, un imperceptible frémissement nerveux de la paupière, qui est aboli généralement quand on est atteint ou dépassé par la sénilité.
— Peut-être.
À l’HÔTEL D’ANGLETERRE, un excellent déjeuner amical attendait les écrivains de l’Ouest et devait avoir lieu sous la présidence de l’Académicien, chacun se plaçant selon ses affinités.
Le sympathique Georges Cressard et moi, nous décidâmes de nous asseoir l’un près de l’autre. J’étais content de pouvoir lui parler de son Paradis tranquille des petites îles et puis de son magistral reportage à travers les souvenirs géographiques de l’Ouest littéraire, que je voudrais bien lui voir rassembler bientôt en volume […].
— Mettons-nous au bout de la table, me dit Cressard, toujours aussi souriant que délicatement discret. Mon ami, nous serons paisibles.
Je le décide toutefois à prendre siège à un carrefour de couverts, où nous serons mieux en mesure de tout voir et entendre, sans nous laisser aveugler de la joie des conversations particulières.
Petit discours amical de M. Duhamel.
Je n’en perds rien. Nous sommes quatre places à sa droite.
Hors-d’oeuvre. Poisson. Vins. Très bien.
Les écrivains de l’Ouest avaient presque dépassé le rôti, quand la talentueuse et charmante Mlle Anne de Tourville, Prix Fémina pour son beau Jabadao, inopinément retardée, fit une apparition rayonnante, accompagnée d’une élégante dame brune, qui faisait une opposition d’accord parfait à sa blondeur.
Instantanément deux messieurs romanciers ou poètes, dressés comme de galants chevaliers de la Table Ronde, cèdent leur place à Yseult la Blonde et à sa brune amie, et s’assoient en amical vis-à-vis à une puérile petite table, où les rejoint la couronne amie que nous leur tressons bien volontiers pour leur délicate galanterie.
LA VENTE COLLECTIVE DES LIVRES allait commencer à deux heures. Il fallait hâter le café des écrivains.
Je ne reconnus plus la Salle des Fêtes en y entrant. L’immense fer à cheval de lingerie, qui portait la moisson des livres, était tout fleuri de l’alignement des dames vendeuses, qui devaient assister et embellir de leur présence active l’office des écrivains.
Je me rends à ma place en cheminant dans le long et étroit couloir ménagé entre la paroi et les comptoirs de vente.
Je me demande si je me suis trompé. J’approche pourtant de la lettre F, où j’ai déjà vu mon nom tracé sur un panonceau.
Deux jeunes femmes fort agréables, une brune et une blonde, se tiennent debout devant mon paquet de livres roses, chacune me donnant à lire un papier qu’elles tiennent à la main.
C’est une espèce de petit passeport, sur lequel est libellé, au-dessus de mon nom, leur nom à chacune. Mandatées pour une même mission, qui est de guider charitablement de leur grâce mon incompétence et mes timidités, elles ont bien voulu faire ensemble gentiment connaissance en m’attendant, et représentent ensemble une force persuasive qui sera précieuse et profitable à notre vente en commun, dont les formes et modalités ont été préétablies par les impératifs d’une direction charitable.
Je lis sur le premier des exquis billets d’ordre qui m’étaient décernés:
Mademoiselle Anne-Marie Roselet.
— Excusez-moi, Mademoiselle!…Ne vous ayant jamais vue que nu tête, je ne vous reconnaissez plus, l’émotion venant, sous ce joli petit chapeau qui vous coiffe adorablement.
Où avais-je donc la tête? Je connais parfaitement Mademoiselle Roselet, l’ayant rencontrée souvent personnellement dans des émissions à la radio, et appréciant particulièrement sa sensibilité poétique et l’efficacité fidèle de ses assistances aux dirigeants du grand poste d’émission, Radio-Bretagne.
Je regarde le second nom et je lis:
Madame Jean-Louis Bertrand.
Je connais très bien Jean-Louis Bertrand, avocat à la Cour de Rennes, Président de la Société des Jeunes Comédiens, poète, auteur et animateur d’émissions très brillantes à radio-Bretagne. J’ai eu l’honneur d’être reçu plusieurs fois, avec le charme le plus gracieux, par Mme Jean-Louis Bertrand, dans leur belle demeure de la place des Lices, auprès de sa mère, son mari, et de leur gentille petite fille.
Dans cette journée magique, je ne l’ai pas reconnue.
J.-L. Bertrand pourtant m’avait dit le matin:
— Ma femme viendra vous trouver cet après-midi pour vous aider dans votre vente. Cela l’amusera. Mais vous ne la reconnaîtrez pas. Depuis qu’elle a les cheveux coupés, on dirait une petite fille…
EN LONG CORTÈGE AMICAL, une foule compacte a défilé pendant quatre heures sans un arrêt.
On avait entendu d’abord les discours de la Marine, de la Préfecture, de la Mairie, du Ministère, une allocution de Théophile Briant, notre chaleureux conducteur de mots et d’action.
Notre pensée émue est allée vers la mer emportant des vies que suivent à jamais des regrets déchirants.
L’esprit de charité s’ajoutait au goût fervant du livre.
Une masse toujours plus épaissie d’acheteurs se pressait devant Georges Duhamel, attendant sa signature.
Pendant deux heures je ne l’ai plus aperçu derrière ce flot fervent, pas plus qu’Anne de Tourville, signant non loin de lui.
Rudel devenait invisible de l’autre côté de la salle, et même Cressard non loin de moi, ni l’extraordinaire Angèle Vannier, mon amie, ni ni un charmant voisin du déjeuner, qui est écrivain, qui habite Bayeux, et dont il ne reste plus dans ma mémoire, offensée par tant de foule, que son nom qui devait à peu près commencer par par une lettre des finales, peut-être bien un V (Vimereau, je crois) étant donné le classement de son comptoir dans l’alignement alphabétique. Quand je me penchais pour essayer de l’apercevoir, il y avait toujours le charmant écran d’une des jeunes Bretonnes des sociétés folkloriques, coiffes de Pont-Aven, yeux de Bigouden, qui s’interposaient gaiement entre son visage et mon regard.
Le moment approchait où M. Fréville, maire, et la municipalité allaient offrir un champagne d’honneur aux écrivains de l’Ouest.
Chacun des écrivains voyaient fondre devant soi le paquet de ses livres.
Je n’avais plus sur ma table un seul ouvrage rose pour apposer une dédicace.
Carrefour exquis de sourires et de charité, l’inoubliable journée des livres finissait, dans les rieuses joies de la réussite en commun…
Mais quelle mince pincée de ses papiers couleur d’hésitante aurore aurait éparpillée le poète vieilli, si ne l’avait assisté la grâce indulgente d’une vendeuse vigilante et fine, toujours debout dans sa silhouette noire, charmante et en suspens, la main posée sur un livre rose?
Sans elle, tant de lettrés lui auraient-ils fait l’honneur de venir agréer une dédicace bien sincère?
Mais pour qui donc devrai-je tracer, sous une rose palissante, l’ineffaçable signe de la gratitude et du souriant hommage?